Illustrations de Justine Brax,
dans la collection de Benjamin Lacombe,
Albin Michel, 30 août 2023.
Sa cuillère plongée dans son bol, Nasha regarde Ma’Anna. Elle n’ose plus faire de grimaces pour tenter de la dérider, sa mère a perdu son sourire. Depuis qu’à la télé on parle de ces histoires de pensionnats et d’enfants disparus, le visage de Ma’Anna est couleur tristesse. Et pire que tout, elle ne chante plus ! Même pas les berceuses qu’elle a apprises de sa mère et de sa grand-mère. Nasha a beau essayer de la faire rire, surveiller la cuisson de la tortilla avant même qu’elle le lui demande, rien n’y fait : Ma’Anna n’a plus le goût de s’amuser.
“Nasha”, Cécile Roumiguière & Justine Brax, Albin Michel 2023
Planter ses racines pour mieux s’envoler

Insouciante et heureuse, Nasha grandit dans le Sud de l’Amérique du Nord des années 1980. Elle est fille d’une mère issue des premiers peuples d’Amérique du Nord et d’un père aux origines irlandaises. Quand, à la radio, à la télé, on parle de ces pensionnats où l’on enfermait des enfants enlevés à leurs parents, arrachés à leur culture autochtone, le sourire de sa mère s’efface… Des tambours résonnent sur le chemin de l’école. Nasha va les entendre, les écouter, suivre leur rythme et les mots d’un homme-ombre pour retrouver cette part de son histoire qu’elle ne connaissait pas. Et grandir.
Des blessures à fleur de mémoire
Comme les tambours qui éveillent Nasha à sa propre identité, l’idée de cette histoire est née de l’uppercut d’émotions que j’ai vécu en apprenant la découverte de charniers autour des pensionnats d’enfants autochtones au Canada. Enlever des enfants à leurs familles, les couper de leur culture, leur inculquer à coups de brimades une culture et une religion différentes au prétexte fallacieux de mieux les assimiler dans une société dominante ? Jusqu’à les faire mourir… Comment peut-on imaginer et mettre en place une telle abomination ?
Colère, désarroi, profond chagrin. Des réactions sans doute d’autant plus intenses que ce massacre de racines faisait écho à mon histoire personnelle. Un saccage certes beaucoup moins dramatique, sans mort d’enfant, mais avec des blessures bien ancrées. En écoutant, en lisant les mots sur ces pensionnats de l’horreur, j’entendais la voix de ma mère, celle de ma grand-mère… Dans cette langue occitane, ce “patois” que la langue dominante a voulu effacer, elles me disaient la honte de ne pas savoir les bons mots « en français ». Ma mère me racontait l’école et les coups de règle sur les doigts à chaque terme occitan qui lui échappait. Oh, rien de bien grave, quelques coups pour dresser les enfants à mieux s’insérer dans une France unique. Limer les ongles et les dents des différents pour un “vivre ensemble” lisse et sans relief. Pas de charniers, mais la perte d’une culture et de ces mots qui ont bercé mon enfance et mes vacances entre champs et forêts. Les mots des trobairitz et des troubadours, ces poètes qui chantaient l’amour courtois comme Nasha chantera désormais les airs de sa grand-mère.
E.l aucellet estan mut, C’us de chantar non s’afraingna…
“Ar em al freg temps vengut” d‘Azalaïs de Porcairagues, trobairitz du XIIIe siècle
Les oisillons restent si muets qu’aucun d’entre eux ne se force à chanter…
Retrouver les palettes de Justine Brax

Avec Justine, notre premier livre, Rouge Bala, date de près de quinze ans… C’est Benjamin Lacombe qui a eu l’idée de cette rencontre. Et c’est encore lui, précieux regard sur cette collection hors formats, qui a choisi de publier ce second livre commun.
Après avoir vu sa sœur partir pour se marier beaucoup trop tôt à son goût, Bala veut se choisir une chemin différent… En 2010, Rouge Bala, était déjà une histoire de filles, une histoire de femmes, dans une culture loin de la nôtre mais sur un même fil émotionnel.
Avant d’écrire cette histoire autour du mariage “précoce” (drôle de mot pour qualifier le mariage forcé d’une enfant…), avec Justine, on a parlé, discuté. On s’est rapidement aperçu que l’on était touchées par les mêmes récits autour du féminin, les mêmes envies de voyages intérieurs et de liberté. Réunies par une même sororité.
C’est sur cette sororité que nous avons construit ce deuxième livre. Les dessins et les couleurs de Justine éclatent, elles portent mes mots. Et si parfois nos univers divergent, on connaît les chemins de traverse pour les faire se retrouver, se rencontrer, et donner à lire ce récit d’une enfant à la découverte de sa propre histoire.

Un livre, une équipe
Ce livre a été conçu, pensé, choyé par Benjamin Lacombe dans sa collection “Hors formats” chez Albin Michel. Un très beau livre au dos toilé de rouge, avec un papier doux au toucher qui donne une belle profondeur aux couleurs, une impression superbe. Merci à vous, Marion Jablonski, Élise Lacharme, Fleur Pédezert, Frédérique Deviller et toute l’équipe d’Albin pour ce suivi sans faille.
Toutes les images sont signées ©Justine Brax, merci de ne pas les utiliser sans son accord.