Les vieux bateaux ont une histoire. Comme celle de ce jeune homme amoureux parti en mer plein d’amertume, sa Jeanne ne voulait pas d’un pêcheur, elle rêvait d’une vie à terre, d’une vie de biens. Il a navigué droit devant, dans les vagues et les embruns. Il aurait pu ne pas rentrer. Il a rempli ses yeux du gris de l’orage, ses poumons du sel des siècles traversés, il a regardé passer les dorades, un banc tout entier, aux dos luisants dans la lumière du couchant. Il est rentré au port, il n’avait rien pêché. Il a rangé ses filets, son ciré, ses bottes. Il a laissé un mot : « La maison, elle est à ma mère, le bateau, il est pour Jeanne ». Et il a quitté le pays, on ne l’a jamais revu. Certains racontent qu’il a traversé l’Afrique, son sac sur le dos. On l’aurait croisé sur les îles aux senteurs de vanille, ou encore sur ces routes de marchands où l’on sait toujours quand on part, jamais quand on arrive.
Jeanne, elle, vit à la ville, comme elle en rêvait. Elle est devenue femme de notaire, mère d’enfants de notaire. Quand le bateau a menacé de couler, elle n’en a pas démordu : il fallait le sauver, elle le voulait, au milieu du jardin. Son notaire de mari a trouvé l’idée burlesque, une tocade de femme. Il a laissé faire.
Et le bateau qui prenait l’eau a pris racine sur la terre acide du jardin de la ville. Il est devenu une île où Jeanne se réfugie, à l’aube, pour trouver la force de vivre encore.
CR · Retour de balade, 19 août 2017