Image : © Nathalie Novi avec son aimable autorisation.
Et si au lieu de secouer les drapeaux délétères de la peur avec le “problème des migrants” on reprenait notre humanité en main en réfléchissant ensemble aux “solutions de l’accueil” ?
Je fais partie de l’association Encrages. Depuis plus d’un an, auteurs·trices, illustrateurs·rices, femmes et hommes du monde du livre jeunesse, femmes et hommes venus de tous les horizons et qui agissent sur le terrain, nous rencontrons des jeunes arrachés à leur famille et leur pays d’origine par la guerre, la misère, la violence, des adolescents malmenés sur les routes, si mal accueillis en France.
En ce printemps où les députés viennent de voter une loi “Asile et Immigration” honteuse, et sur les pas de Bernard Friot qui a publié un texte sur sa page facebook, sur ceux de Nathalie Novi qui publie des portraits d’enfants Syriens, voilà les mots que j’ai eu besoin d’écrire il y a quelques semaines. Un texte dédié à tous ces enfants, ces adolescents, que j’ai lu en duo avec le musicien Arash Sarkechik le 25 mars dernier au Printemps du Livre de Grenoble. Un tryptique : hier, aujourd’hui, demain. L’histoire de Yacine, son exil, sa rencontre avec Anita, et demain, un avenir possible… Si seulement.
De sel et de miel
Aujourd’hui
Il est un point, il est un grain. Grain de sable, grain de terre, grain de poussière parmi d’autres grains.
Il aime rester au soleil, absorber sa lumière. Et si parfois la chaleur le suffoque, il sait que la nuit le rafraîchira.
Il roule et rebondit avec les autres grains. Ensemble, ils mélangent leurs ocres, leurs bruns, leurs orangés, et la terre se pare de cette belle palette.
Parfois, le vent l’emporte loin des autres, puis ils se retrouvent. Et les dunes dansent sous la lune, elles valsent en vagues dans la nuit.
Mais un jour le vent forcit, la tempête grossit. Et cette fois le grain est arraché à cette terre qu’il aimait.
Emporté, ballotté, bousculé, il traverse des océans qui menacent l’engloutir.
Effrayé, tétanisé, il cherche un endroit où s’accrocher pour ne pas sombrer. Il n’a aucun repère, il ne connait rien à ce nouveau monde, et tout glisse autour de lui.
Un matin enfin sa course s’arrête. Il est épuisé. Sans force pour aller vers ces grains inconnus qui s’agitent sans le regarder. Des grains de couleurs mêlées, des grains aux reflets nacrés.
Le grain nouvel arrivé pourrait leur dire — Venez, je vous raconterai ma terre, ses couleurs, ses contes ! Approchez… racontez-moi vos légendes, chantez-moi vos berceuses, vos chansons…
Il voudrait, mais il n’a pas les mots pour ça. Et il est trop fatigué. Il doit manger, dormir, survivre…
Assoupi sous un bout de carton, le grain ne bouge pas. Il est entre rêves de sa vie d’avant et mauvais sommeil. Des cris l’alertent, il sursaute : on veut le chasser !
Il reprend sa course. La peur l’emplit tout entier et l’empêche de penser. Il brûle à l’intérieur de ne pas connaître de repos. Le souffle lui manque, un vertige le prend.
Il est tombé. Oublié, seul, dans un coin de cette terre qu’il ne connaît pas, au milieu de grains qui roulent des mots qu’il ne comprend pas.
Quand un grain couleur soleil vient se poser près de lui, il n’a même plus la force de se demander pourquoi. Pourquoi ce grain-là, à ce moment-là ?
Le grain couleur soleil roule sur la poussière et tend un chemin dans sa direction. Puis il dessine un mur, une fenêtre, une porte… Une maison. Le grain roule à son tour pour tracer des rues, des arbres. Des immeubles. Leur ville enfle, elle grandit. Les dessins sont parfois ratés, ils rient ensemble de cette maison et de son air penché.
De jour en jour, ils se retrouvent. D’autres grains les rejoignent. Ils apprennent les mots les uns des autres. Ils se mettent à mélanger l’ocre, le brun, le rose et le nacré pour tracer dans la poussière une ville, une ville immense aux bras grands ouverts…
Yacine se secoue. C’est chaque fois pareil : la femme lui tend des crayons, des couleurs, et toutes ces images émergent, elles l’emportent, comme s’il était la feuille de papier vibrante sous les souvenirs enfouis. La femme lui sourit, elle lui offre un thé sucré. Il lui rend son sourire. Elle a les yeux bleus, d’un bleu presque aussi sombre que ceux d’Anita. Anita qu’il a connue au tout début de sa vie d’ici. Il était encore enfant.
Hier
Il y a le goût du sel. Le sel des larmes sur ses joues. Celui de la mer, partout, en dessous. La mer comme un désert de sables mouvants sous le canot surchargé. La mer, les vagues, et le froid de la nuit.
Yacine est éveillé. Les yeux grands ouverts dans le noir, il cherche sans bouger le bonhomme d’argile que lui a donné son grand-père. C’est un tout petit bonhomme d’argile rouge, pas plus haut qu’un doigt, avec une ficelle en guise de ceinture, des cheveux peints au charbon sur sa tête et un grand sourire creusé dans son visage d’un coup de couteau agile. Yacine aime le tenir tout près de son nez, il sent bon les soirs d’été et le cou de son grand-père. Il a la couleur de la terre de son village et des lignes sont tracées sur son torse, belles et douces comme celles que le vent dessine sur le sable. Ce sable qui commence aux portes de son village, si loin, là-bas.
Yacine ne se souvient plus pourquoi ils sont partis, lui, son père, Yasmina, sa petite sœur, et leur mère avec son sourire effacé. Toute la famille a quitté le pays ; ils ont laissé derrière eux le grand-père et les cousins, les copains aussi. Ils ont fui, mais Yacine ne sait pas bien quoi. Il fait glisser ses doigts gelés sur le fond du canot à la recherche du bonhomme d’argile et se demande quel monstre est assez puissant et malfaisant pour leur faire abandonner tout ce qu’ils aiment. Malgré la terre trop sèche, malgré la misère, là-bas, ils étaient chez eux au milieu de leur famille, de leurs amis, dans leur village. Et ils ont tout quitté.
Ils ont marché longtemps dans la nuit, dans le silence. Leur village s’est éloigné, il a disparu. Et maintenant, entassés dans ce canot, ils voguent. Ou plutôt, ils s’enfoncent dans l’eau noire, dans l’eau lourde de larmes et de questions sans réponses.
Yacine n’a pas retrouvé le jouet d’argile. Il a fini par s’endormir. Quand il se réveille, le soleil perce des nuages posés sur une dune. Son nez enfoui dans le sable froid, les paupières pailletées de sel, il sent son corps tout engourdi de la traversée. À ses côtés, ses compagnons de voyage et son père, endormi, Yasmina dans ses bras. Mais sa mère ? Où est-elle ? Il ne la voit pas.
Yacine se lève. Il marche, droit devant lui, parmi les corps endormis. Il ne trouve pas sa mère. Il marche jusqu’à se retrouver au milieu des dunes, seul, loin de tous ses compagnons de traversée. Il marche et tombe, se recroqueville sur le sable, et ferme les yeux pour retrouver son village, sa maison, son lit, ses rêves.
Un vieil homme se penche vers l’enfant recroquevillé.
Qu’est-ce qu’il fait, couché-là, tout seul, cet enfant ? Il est tellement fragile… Il a dû beaucoup pleurer, ses paupières sont toutes fripées…
De sa large main, le vieil homme caresse les cheveux de l’enfant, qui ouvre grands ses yeux. L’homme le soulève, Yacine le frappe de toutes ses forces. Le vieillard rit et lui parle à voix basse, mais Yacine ne comprend pas les mots qui sortent de la bouche de ce géant : Vieni, piccolo, vieni… Non abbiate paura…
Le nonno serre l’enfant dans ses bras, il marche, à son tour, droit devant, face au soleil.
Loin de la plage, ils arrivent près d’une cabane. Le vieil homme respire fort, il souffle, l’enfant pèse son poids. Ils traversent des filets qui sèchent, tendus sur des fils comme les toiles qu’une araignée géante aurait filées pour capturer ses proies.
L’homme se baisse pour passer la porte de la cabane, protégeant de sa large main le crâne de l’enfant pour ne pas qu’il se blesse. Il appelle : Angelina !
Et une vieille femme plus vieille que toutes les vieilles femmes que Yacine ait jamais vues sort d’une pièce sombre. Elle pousse un cri : Oh ! Un bambino, un bambino piccolo…
Puis elle se met à s’agiter. Elle fouille dans des placards, ouvre et ferme des portes tout en répétant : Povero bambino… Povero bambino…
Le vieil homme a posé Yacine sur une chaise de paille. Il masse les pieds de l’enfant, il souffle sur ses mains gelées. Yacine a retrouvé sa voix. Il crie dans sa langue : Maman ! Je veux voir ma mère !
La nonna, cette femme plus vieille que toutes les femmes, a posé une coupe d’olives et une épaisse tranche de pain devant lui. Elle étale du miel sur le pain. Comme Yacine ne bouge pas et continue à appeler sa mère, la femme met son doigt dans le pot de miel, elle le pose sur les lèvres de l’enfant. Et le sucre efface le sel des larmes, le sel de la mer et celui de la nuit. Yacine regarde l’homme et la femme qui le fixent. Il prend le pain et le porte à sa bouche.
Il renifle mais ses yeux sont secs : Je veux mon bonhomme de terre… Les deux vieux ne lui répondent pas, ils ne le comprennent pas. Alors Yacine se met à hurler : Ah ! Ahhhhhh… comme ces sirènes qui annoncent les malheurs.
Un cri comme la sonnerie d’une alarme fait sursauter Anita. Elle sort de sa chambre, tout au fond de la cabane. Elle court vers la cuisine voir ce qui se passe. Ses yeux débordent de sommeil et de rêves interrompus, ses cheveux emmêlés lui font une drôle de tête. Ses arrières grands-parents sont là, qui ne savent que faire devant cet enfant qui hurle. Elle le regarde. Il la voit, s’arrête, bouche bée. Ils ont le même âge, ou à peu près. Yacine s’adresse à elle dans sa langue, cette langue qu’elle ne comprend pas. Il insiste : Maman… Je veux ma mère… Je veux mon bonhomme en terre, je l’ai perdu, sur le bateau…
Le nonno explique qu’il a trouvé cet enfant, il était seul, sur la dune, pas loin de la plage où échouent les barques quand le vent les pousse de ce côté-là de l’île. Anita se gratte le crâne, elle montre son torse et dit Anita. Yacine fait pareil et prononce Yacine. Ensuite, Anita tend la main au garçon qui se lève et la suit.
Ensemble, les deux enfants traversent les grands filets déployés comme des toiles d’araignée. Ils marchent sans rien dire jusqu’en haut de la dune. Anita sourit en voyant le visage de Yacine qui découvre la mer inondée d’or et de reflets. Et sur le sable devant eux, des hommes, des femmes, épuisés, perdus. Des hommes, des femmes et des enfants qui se cherchent.
Yacine sourit enfin à Anita. Il tire sur sa main pour qu’elle le suive. Ils courent sur la plage. Yacine appelle. Anita comprend qu’il cherche les siens, sa mère, son père et sa sœur.
C’est Yasmina qui les aperçoit la première. Elle pointe son doigt vers Yacine, et son père et sa mère le regardent courir vers eux. Anita se demande ce qu’ils vont penser de le voir arriver, main dans la main avec une drôle de fille mal peignée. Mais Yacine se retourne vers elle, il est heureux : sa mère est là ! Il l’a retrouvée !
Entre les yeux de sa mère, une ride est née, son visage est grave. Mais en voyant son fils, elle sourit d’un sourire si grand qu’aussitôt tous les tourments de Yacine s’évanouissent. Yacine, Yasmina, leur mère et leur père, ils sont là, ensemble, ils se sont retrouvés.
La famille de Yacine reste un moment chez le nonno et la nonna. Ils se serrent tous et vivent quelques jours ensemble. Anita est contente de partager avec eux la cabane de ses arrière-grands-parents. Elle y passe toutes ces vacances d’étés, chaque année, mais cette année sera particulière, ce sera “l’année de Yacine” !
Elle apprend quelques mots pour parler avec lui et Yasmina. Avec des gestes, avec des sourires, ils se comprennent. Les parents de Yacine font goûter à la famille d’Anita les légumes comme ils les préparent chez eux, les arrière-grands-parents leur montrent comment réparer les filets et cuisiner les citrons en salade ou dans des gâteaux aux amandes.
Les enfants partagent leurs jeux, ils construisent ensemble un village de cubes de bois et de plastique qui ressemble à celui qu’habitaient Yacine et Yasmina, avant. Ils le peuplent de bonshommes en plastique et d’animaux fantastiques, une baleine et deux tigres, un rhinocéros et même un dragon ailé.
Un jour, des gens de la ville arrivent avec des carnets et des listes. Ils posent des questions aux parents de Yacine ; une femme traduit les mots qu’ils disent. Il faut les suivre, rejoindre les autres, ceux du canot et d’autres encore qui arrivent et veulent s’installer là ou traverser le pays pour aller vivre ailleurs. Ils parlent papiers, autorisations, demandes officielles… Anita ne dit rien. Ses yeux fixent ceux de Yacine, qui tente de lui sourire.
Elle court dans sa chambre, elle claque la porte derrière elle et lance tout ce qu’elle trouve sur les cubes. Bombardé de chaussures et de balles, le village devient ruines. Anita s’agenouille, Yacine va partir, elle le sait.
Yacine la rejoint, il voit le village saccagé. Il s’assoit près d’elle et la serre contre lui. Puis il ramasse un personnage de plastique perdu au milieu des pièces éparpillées, un bonhomme aux cheveux noirs et au grand sourire. Yacine prend la main d’Anita, il couche le jouet dedans et replie les doigts de son amie sur le bonhomme. Anita lui sourit et promet : elle gardera le bonhomme de plastique à l’abri.
Quand Yacine, Yasmina et les parents partent en suivant les gens de la ville, le nonno et la nonna les embrassent devant la cabane. Ils laissent leur petite-fille les accompagner jusqu’au croisement de la route.
Là, Anita serre ses amis dans ses bras. Elle reste plus longtemps tout contre Yacine et lui tend une bille, une bille en terre d’un bleu sombre mêlé de turquoise, comme le cœur d’une nuit d’été. C’est ma meilleure bille ! Avec elle, tu ne peux que gagner !
Comme Yacine n’a rien à offrir en échange, il arrache un fil de sa manche et l’entoure au poignet d’Anita : A presto… Ce sont les premiers mots de Yacine dans la langue de ce pays. Les gens de la ville, ceux aux papiers et aux questions, les pressent, il faut y aller.
Anita regarde la famille s’éloigner. Elle rentre seule dans la cabane, si triste qu’elle a l’impression que ses pieds s’enfoncent dans la poussière du chemin. Ses arrières grands-parents sont là, ses jouets, son lit aussi. Elle est chez elle. La famille de Yacine, elle, n’a pas de chez elle…
C’est l’heure du déjeuner mais Anita ne veut pas manger. Elle ne veut rien, que regarder la place vide où Yacine était assis ce matin encore. Alors le nonno et la nonna lui parlent. Ils racontent les guerres, les bombes, la violence. L’exil. Et la vie qui recommence, malgré tout.
Anita va dans sa chambre. Elle s’assoit par terre, attrape le bonhomme aux cheveux noirs et l’installe près d’elle. Elle ramasse une pièce de bois, un triangle de plastique et commence à reconstruire le village.
Sur la route, Yacine marche en faisant rouler entre ses doigts la bille du même bleu que les yeux d’Anita.
Et si… demain ?
La femme aux yeux bleus, une autre, aux yeux bruns, et encore une autre, des hommes aussi… Une vague de femmes et d’homme s’est levée, et la vague a fini par faire céder les barrages de la peur. Elle a emporté les faux discours, les fausses raisons, elle a balayé les indignations mensongères, elle a noyé la haine. Les décideurs ont fini par entendre le ronflement sourd de la vague qui allait bien finir par les emporter, eux aussi. Ils ont compris que les temps avaient changé.
L’atelier sent bon la sciure de bois. Yacine appuie la paume de sa main sur le rabot, assez fort pour ne pas laisser l’outil déraper, pas trop fort pour que son geste soit comme une caresse qui lisse la planche. Une fois bien lisses, les planches s’ajusteront parfaitement ensemble. Ensemble… Un jour, après des mois à errer dans la rue, dans des abris précaires, Yacine a pu aller à l’école. La directrice avait une grosse voix, elle disait souvent que l’école était la seule façon d’apprendre à vivre, d’apprendre à grandir. Yacine, dans sa tête, ajoutait le mot ensemble.
Il attrape une nouvelle planche et reprend son geste en fredonnant une berceuse que lui chantait sa mère. Il se demande si sa sœur s’en souvient aussi, et si elle la chante à son bébé qui vient de naître. Sûrement… Yasmina a une bonne mémoire, elle saura raconter à son enfant toutes les histoires du passé, et peut-être même inventer des histoires qui n’existent pas encore.
Sur l’établi, au-dessus de Yacine, un tout petit bonhomme de bois peint en rouge le regarde en souriant. Il n’est pas plus haut qu’un doigt, il porte une ficelle en guise de ceinture, ses cheveux sont peints au charbon et une bille bleue lui sert de siège, une bille comme une planète. Ou comme le ciel pailleté d’étoiles. Un bleu sombre, comme les yeux d’Anita.
© Cécile Roumiguière 2018
• Extraits et diffusion dans le cadre du soutien à l’accueil des réfugiés, des migrants, autorisée · Pas de diffusion commerciale, merci.
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