coulisses,  lecture

Shéhérazade : les raisons de la colère

En avril dernier, avec un collectif d’autrices, d’auteurs et autres personnes des métiers du livre, on mettait en ligne la pétition Shéhérazade en colère. Aujourd’hui, alors que des discussions sont censées être en cours à ce sujet, la SCELF, société de gestion de droits d’éditeurs, envoie ses vœux de bonne année et… un lien sur les tarifs de droits sur les lectures, toutes les lectures, avec ou sans billetterie.

Retour sur cette histoire navrante.

Des livres lus

Un livre est pensé, écrit, imprimé, distribué pour être lu. On lit un livre “dans sa tête” ou à voix haute, devant d’autres qui écoutent.

Du côté des auteurs jeunesse, on est d’autant plus concernés par cette lecture à voix haute que nos lecteurs sont parfois trop jeunes pour lire seuls. La lecture à haute voix nous est doublement vitale : sans elle, pas de lecteurs jeunes sensibilisés, pas de lecteurs en devenir.

Elle est aussi vitale sur un plan plus matériel : en 2011, Marie Sellier, alors à la tête de la Charte, a réussi à faire estampiller les “lectures et rencontres autour d’une œuvre” de l’auteur comme du droit d’auteur “pur”. Nos rencontres entrent ainsi dans les droits qui nous permettent d’avoir  accès à la Sécu, à la retraite. Et ces lectures, ces rencontres, souvent, trop souvent… sont indispensables à notre survie financière. Mais ce – vaste ! – sujet n’est pas le cœur du dossier du jour.

La  lecture à voix haute est essentielle pour moi, qui vient du théâtre. Elle est la voix de l’auteur, elle porte son texte, touche à l’intime des mots, de leur réception.

Les bibliothécaires, les enseignants, les organisateurs de salons, d’événements autour du livre font un formidable travail autour de la lecture à voix haute. Aujourd’hui, la SCELF impose un tarif pour toute les lectures sur un ton comminatoire, menaçant l’échafaudage fragile qui soutient la lecture et… les livres.

Une société d’éditeurs qui met à mal tout ce travail mené pour faire lire et par conséquence directe vendre les livres… Cherchez l’erreur.

La SCELF, quesako ?

La SCELF, Société Civile des Éditeurs de Langue Française, a été créée par des éditeurs, elle est gérée par des éditeurs, elle a pour mission de collecter pour eux les droits d’adaptation (audiovisuel, théâtre, radio, musique, lectures publiques). Sur leur site, on lit : « La SCELF réunit près de 300 éditeurs membres, dont le statut varie en fonction du volume de leur activité dans le domaine de l’adaptation. Elle est financée par les cotisations annuelles de ses membres, ainsi que par une retenue prélevée sur les droits perçus. »

Droit d’auteur ou droit d’éditeur ?

J’ai déjà parlé de tout ça dans un article, mais je reprends ici… Quand une autrice, un auteur, passe un contrat avec un éditeur, il lui cède les droits sur le livre, bien sûr, et sur des tas d’autres droits liés à ce livre. Quand on dit “cède”, cela signifie que l’éditeur, au-delà du travail éditorial proprement dit sur le livre, est chargé de commercialiser ce livre et ses adaptations, et que l’auteur et l’éditeur toucheront chacun une part des gains. Du côté des auteurs, on appelle ce qu’il touche des “droits d’auteur”.

Les droits qu’exige la SCELF sont toujours nommés “droits d’auteur”. En fait, ici comme souvent, c’est un mot pratique : on parle de “défense des droits d’auteurs” pour ne pas parler des droits… des éditeurs.

Sur les droits de représentation (théâtre, lecture…), cela dépend des contrats mais en général c’est la moitié pour l’auteur, la moitié pour l’éditeur (moins les frais pour la Scelf, bien sûr).

Je n’ai pas trouvé le montant précis de la part que garde la SCELF, elle semble dépendre du statut de ses membres. En gros, si le membre paie cher son adhésion, la SCELF prend moins de frais de fonctionnement sur ce qu’elle lui reverse, vive les riches ! Ce qui signifie que les auteurs qui sont édités par ceux qui paient une cotisation moindre toucheront moins de droits ?! Au nom de quoi, damned ?

La SCELF versera ces droits aux éditeurs, qui en reverseront la moitié aux auteurs… un an après (tous les comptes sont fait le 31 décembre de chaque année, les sommes dues à l’auteur sont versées dans les six mois suivants).

Vous vous pincez pour être sûrs de ne pas cauchemarder ? Rassurez-vous, nous aussi.

NB : Pour les courageux, on trouve le rapport annuel 2016 de la commission permanente de contrôle des sociétés de perception et de répartition de droits en ligne, où l’on constate que les sociétés de reversion de droits ont des budgets plus que confortables.

Je sais, ce n’est pas très drôle à lire, mais je vous recommande aussi les statuts de la SCELF. On y lit…
(Article 15 – répartition, paiements)
Un versement direct à l’auteur ne peut être pratiqué qu’en vertu d’une autorisation expresse pour une œuvre déterminée donnée par l’éditeur.

Ou encore l’article 24 “Ressources de la société” où l’on comprend que la SCELF a tout intérêt a ester en justice puisque les sous qu’elle gagnera contre les mauvais payeurs iront directement dans son escarcelle.

Le droit d’auteur est “moral”…

Je fais très court… Si je ne veux pas que mon texte soit utilisé d’une certaine façon, ou dans un cadre qui contrevient à mes convictions, je peux refuser ou attaquer celui ou celle qui est allé à l’encontre de mon droit moral. En France, ce droit moral est incessible, il appartient à l’autrice, à l’auteur et seulement à elle, à lui (il ne peut pas être cédé à l’éditeur ni à personne).

La SCELF a dans ses statuts « La défense des intérêts moraux et matériels des auteurs publiés et de leurs éditeurs. » (article 7 – Objet social – 1). Mais le droit moral est incessible ! Qu’on m’explique. Je n’ai jamais demandé à la SCELF de s’occuper du droit moral sur mes livres.

… et “patrimonial”

C’est ce qui concerne les sous, c’est ce côté-là qu’on donne en gestion aux éditeurs.

Concernant les lectures publiques (droit de représentation), la SACD s’en occupait. La SACD est la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, gérée par des auteurs. Depuis le 1er janvier 2017, sur demande des éditeurs, c’est la SCELF qui s’est octroyé les droits de lecture publique. Pourquoi, comment ? Mystère. On ne nous a rien demandé.

Les auteurs ont perdu la main sur la gestion des lectures publiques…

La SACD avait bien un barême pour les lectures publiques, mais elle n’avait jamais envoyé d’injonction comminatoire aux mairies, bibliothèques… organisateurs de lectures.

Le “SCELF service” des éditeurs

La SCELF veut donc prendre de l’argent sur toutes les lectures, avec ou sans billetterie, argent qu’elle reversera aux éditeurs. Enfin… pas toutes les lectures. Il y a deux exceptions.

Exception 1 : lectures par les auteurs

Les lectures d’œuvres littéraires protégées ne feront pas l’objet de perception de droits d’auteur par la SCELF et l’autorisation préalable sera réputée avoir été donnée par l’éditeur lorsque les conditions suivantes seront réunies cumulativement :

  • L’œuvre est lue par son auteur ;
  • La lecture intervient dans une période d’une année suivant la publication de l’œuvre ;
  • L’accès à cette lecture est gratuit et ne donne pas lieu à la perception d’un droit d’entrée par l’organisateur de la lecture.

Youpi ! J’ai le droit de lire mon livre en public sans payer la SCELF pendant… un an. Après, il faut passer à la caisse. Je résume : j’écris un livre, je le lis à voix haute devant du public (sans billetterie) pour faire connaître mon livre, en parler avec les lecteurs et… je paie pour ça !

Exception 2 : lectures organisées par les éditeurs

Toute lecture ou récitation publique organisée à l’initiative d’un ou plusieurs éditeurs concernant une ou plusieurs œuvres de leur catalogue, dont ils sont cessionnaires, ne fera pas l’objet de perception de droits par la SCELF.

Les éditeurs, eux, ne paient pas. Ni un an après la publication ni jamais. “Les petits champions de la lecture” (manifestation organisée par le SNE – syndicat de l’édition) peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Les bénévoles qui lisent des histoires aux enfants, eux, passeront à la caisse.

Une usine à gaz

Sur le site de la SCELF, dans la FAQ, on lit :

« 6 – J’ai trouvé l’œuvre correspondante via le formulaire, mais l’éditeur n’est pas le même que celui de mon édition.
Une œuvre peut être éditée chez plusieurs éditeurs différents, mais un seul de ces éditeurs possède les droits de représentation. Notre base de données a été programmée afin de trouver automatiquement cet éditeur. C’est donc bien cette édition que vous devez sélectionner. »

Dans cette base de données si bien programmée, j’ai trouvé des livres dont je n’ai jamais cédé les droits de représentation…

 Cette base est issue de celle d’Électre. J’aimerais connaître les dessous de cet accord SCELF-Électre. Et je m’interroge : comment les éditeurs vont-ils pouvoir répondre à chaque demande d’autorisation de lecture ? Y aura-t-il quelqu’un pour aller relire nos contrats et regarder qui a ou non cédé ses droits de représentation ? Quand on sait comment fonctionne le monde de l’édition, avec trop souvent trop peu de personnel pour trop de dossiers, on peut en douter.

Dans la jungle terrible jungle…

Déclarer chaque lecture, chaque livre, chaque extrait, payer quand les budgets de la culture sont de plus en plus miteux… pour ces moments de lecture publique offerte, sans billetterie ? Beaucoup risquent de baisser les bras. Les bibliothécaires liront des œuvres du domaine public (publiées depuis plus de 70 ans après la mort de leur auteur), ou ne liront plus, dégoûtés. Tout comme les auteurs, les bénévoles.

Des solutions ?

En attendant qu’un accord raisonnable soit trouvé et que l’on sorte de cette spirale mortifère, nous auteurs, pouvons dire haut et fort que nous renonçons à nos droits de représentation sur les lectures sans billetterie.

Pas de billetterie, pas de prélèvement SCELF.

Ensuite, comme je le fais depuis quelques années déjà, on peut garder ses droits de représentation, refuser de les céder aux éditeurs.

Rayer les droits de représentation dans nos contrats.

Pas que tous les éditeurs soient des vilains qui veulent grapiller le moindre euro sur les livres, loin de là. La plupart des éditeurs sont conscients de la nécessité des lectures publiques pour faire vivre le livre. Alors, pourquoi toute cette histoire ?

On a l’impression que la SCELF est une machine folle qui s’est emballée, appliquant à la lettre des règles qui ne reflètent plus le monde actuel, fonctionnant sans tenir compte de la réalité du terrain. Une machine folle et aveugle, loin des lecteurs, loin des gens du métier du livre, loin, bien loin du livre.

Je suis membre de la SACD. S’il y a lieu (par exemple si l’un de mes livre est adapté au théâtre, au cinéma, lu dans un événement avec billetterie…), mes droits de représentation seront gérés par la SACD qui me les reversera.

Discuter, inventer

Des discussions sont en cours, mais la SCELF semble passer outre. Il me semble pourtant essentiel de discuter avec les éditeurs conscients de la nécessité de la lecture publique offerte aux lecteurs pour changer la donne. Discuter aussi avec les bibliothécaires, les libraires, les organisateurs d’événements autour du livre. Faire front ensemble.

Inventer des  actions : aller lire nos livres à haute voix, en grande chaîne d’autrices, d’auteurs, devant les locaux de la SCELF, du SNE. Nous grouper, bien sûr ! avec la Charte, la SGDL, le SNAC BD et d’autres, pour stopper cet emballement d’une SCELF machine qui risque bien de tout écraser.

Illustration Shéhérazade de Carole Chaix.
Photos persos sauf “le livre sur la chaise avec lunettes” ©Sylvain Stricanne et “les pieds pendant la lecture” © Médiathèque du Vigan 2017.